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«Le droit international est dans le coma»


Jean Asselborn tire sa révérence après 20 ans passés au ministère des Affaires étrangères. L’homme de gauche n’a pas failli à sa mission, défendant les valeurs humaines qui l’ont toujours animé.

En 2004, quand vous avez pris vos fonctions de ministre des Affaires étrangères, vous aviez déclaré : « L’Europe vieillit et a besoin d’immigration pour survivre. » Mais l’Europe est devenue une forteresse. Comment survivra-t-elle ?

Jean Asselborn : Je me rappelle très bien ce que Kofi Annan, ancien secrétaire général des Nations unies, avait dit, à cette époque où la planète comptait 50 millions de réfugiés, et désormais nous en avons 110 millions. L’Europe était déjà vieillissante à cette époque et la situation ne s’est pas améliorée. Je pense toujours que l’Europe a besoin d’une immigration et c’est vraiment dommage que l’on n’ait pas pu faire un pas important vers la migration légale. Nous aurions pu nous épargner beaucoup de problèmes.

En 2015, lorsque le Luxembourg avait la présidence de l’UE, nous avions une proposition sur la table, et le Parlement européen nous soutenait, pour établir un système de migration légale. Mais cela ne s’est pas fait et c’est regrettable. Il ne s’agit pas seulement d’un problème démographique qui se posera pour l’Europe, mais les régimes sociaux vont en pâtir aussi. Si l’UE avait investi dans la politique migratoire seulement 40 % de ce qu’elle a investi pour stabiliser l’euro, je pense que nous ne serions pas dans cette situation. Ce n’est pas l’afflux massif qui est la raison du problème, mais la non-observation de la procédure de Dublin, cassée par l’Italie.

Selon vos propos, toujours en 2004, le modèle pour faire fonctionner l’Europe est une Commission forte et un Conseil européen qui cherche à faire avancer l’idée européenne. Êtes-vous déçu du résultat aujourd’hui?

Évidemment. Cependant, il ne faut pas tout mettre dans le même panier. C’est déjà un acquis que l’Europe ait survécu, en dépit des énormes défis à relever. Je pense au traité constitutionnel, rejeté par la France et les Pays-Bas, qui est devenu le traité de Lisbonne, ou le petit traité comme l’appelait Nicolas Sarkozy. L’Europe ne s’est pas écroulée malgré tout. Je pense aussi à la crise financière et à l’euro qui est devenu une des monnaies les plus fortes sur la planète. Nous n’avons perdu aucun membre, pas même la Grèce.

Après le Brexit, l’UE ne s’est pas écroulée non plus. Nous n’avons pas suivi ceux qui voulaient détruire l’Union à ce moment-là. Le Brexit a fait du mal à l’UE, mais si je la compare aujourd’hui avec le Royaume-Uni, elle est moins affaiblie qu’il ne l’est. Avec les travaillistes au pouvoir, comme la tendance l’indique, il n’est pas exclu que le Royaume-Uni frappe à nouveau à notre porte. Il ne faut pas oublier non plus qu’en 2020, nous avons imposé le mécanisme qui renforce l’État de droit. Les pays qui ne respectent pas le traité de l’Union européenne subissent des sanctions financières et si ma mémoire est bonne, il a y 12 milliards d’euros qui ne sont pas versés aux Hongrois et 56 milliards d’euros qui ne sont pas versés aux Polonais. L’UE n’est pas une addition d’intérêts nationaux, c’est une communauté qui respecte avant tout des valeurs.

«C’est vraiment dommage que l’on n’ait pas pu faire un pas important vers la migration légale.»  (Photos : archives lq/julien garroy)

L’Union européenne a également prononcé des sanctions à l’encontre de la Russie qui n’ont pas eu les effets escomptés…

On ne règle pas le problème de la Russie avec des sanctions, mais nous avons quand même montré une grande unité pour dire à Poutine que nous n’acceptions pas les violations de la Charte des Nations unies. La Russie reste un pays qui a beaucoup de ressources, peut-être, mais l’UE continue de soutenir l’Ukraine avec notre aide militaire. Poutine n’a pas honte de se tourner vers la Corée du Nord qui va fournir les missiles pour détruire l’Ukraine.

Vous avez dit « merde alors ! » à Matteo Salvini et réclamé l’exclusion de la Hongrie de l’UE. Quelles ont été les réactions de vos homologues européens sur ces sorties remarquées ?

Je ne sais pas, cela ne m’intéresse pas, mais je sais pourquoi je l’ai dit. Salvini voulait supprimer la convention de Genève et il a parlé d’esclaves de l’Afrique! Je suis fils d’ouvrier et j’ai grandi dans une rue à Steinfort, habitée par des ouvriers, dont de nombreux Italiens qui arrivaient au printemps avec les hirondelles et qui repartaient avec elles à l’automne. Beaucoup ont fait leur vie au Luxembourg parce que l’Italie ne pouvait pas donner du travail à tous ces gens. Quand Salvini a tenu des propos d’extrême droite, j’ai eu cette réaction qui a fait couler beaucoup d’encre jusqu’à en faire un livre. En ce qui concerne Orban, c’est pareil. Si l’UE veut survivre en tant que communauté de valeurs, il faut respecter la solidarité et le droit des minorités. Ceux qui préfèrent Moscou ou Pékin à Bruxelles, ils ont un problème et nous avons des problèmes avec eux. Orban a commencé en 2010 et depuis treize ans, il a toujours fait un pas dans la mauvaise direction.

Aujourd’hui, vous durcissez vous-même la politique d’asile, faute de place pour accueillir les réfugiés. La politique d’intégration a-t-elle failli, comme le constate le Collectif réfugiés ?

L’intégration, ce n’est pas simple du tout. Ce dernier mois, nous avons accueilli plus de 80 jeunes Soudanais et des centaines d’Érythréens. L’intégration se fait par la langue, soit le français, soit l’anglais et ils ont alors la possibilité de trouver un emploi. Après, trouver un logement, c’est plus compliqué, mais c’est le même problème dans tous les pays et pour de nombreux citoyens. L’État doit organiser beaucoup de cours de langue, maintenant que nous avons supprimé l’AOT (NDLR : autorisation d’occupation temporaire), parce que je pense que l’intégration se fait aussi par le travail. Quant à durcir la politique d’asile, je dois vous dire que j’aurais bien aimé, après les arrivées massives en provenance de la Tunisie, accepter même une centaine de personnes pour aider l’Italie si tous les autres pays avaient fait de même.

Mais ce que l’on voit maintenant, c’est une centaine de personnes par mois et là le Luxembourg ne peut plus suivre. Je cite toujours les chiffres : la Belgique compte 11,2 millions d’habitants et dispose de 34 000 lits pour les demandeurs d’asile et le Luxembourg a 660 000 habitants et offre quasiment 8 000 lits, ça fait une sacrée différence. Aujourd’hui, on fait croire que les réfugiés dorment sous des tentes, c’est totalement faux! Nous avons actuellement une douzaine de personnes que nous n’avons pas acceptées qui sont des « dublinés«  et la plupart sont pris en charge. La semaine dernière, j’ai subi des attaques, mais je dois préciser que nous avons accepté des familles qui sont venues du Venezuela, de la Colombie et d’autres pays encore. Nous avons pu tous les héberger. S

i on accepte tous les hommes seuls qui ont été enregistrés en premier lieu en Italie, après deux ou trois semaines, nous ne serions plus en mesure d’accepter des familles qui frappent à notre porte. C’est un problème de l’Union européenne et la Commission regarde ailleurs. Le Luxembourg a toujours pris des réfugiés et j’ai écrit une lettre à la Commission et j’attends une réaction. Un pays ne peut pas stopper d’un coup le système Dublin. Le Luxembourg était prêt à aider l’Italie, mais dans un système qui est supervisé par la Commission et où chaque État membre participe. Autrement, nous ne pouvons pas accepter une centaine de personnes tous les mois.

J’ai défendu les intérêts et les valeurs de mon pays

Craigniez-vous une montée en puissance des partis populistes en Europe et comment expliquez-vous le succès de l’ADR qui gagne un siège à la Chambre des députés ?

Je ne parle pas de l’ADR, ce n’est pas une référence. En revanche, si demain, il y a des élections en France, je crains le résultat. En Allemagne aussi, les populistes progressent, comme en Autriche ou même dans les pays scandinaves. En Italie, c’est plus complexe, mais pas encore la catastrophe. Je pense que cette poussée populiste est bien présente, il faut la combattre et les jeunes Européens savent que ce combat doit être mené. Il faut rendre l’UE plus compréhensible, certes, mais si je me projette en 2050, je pense que l’UE va devenir les États-Unis d’Europe parce que les jeunes vont pousser dans cette direction. Il faut mieux organiser la structure de l’Europe et on attendra une génération, voire une et demie, pour y arriver.

Croyez-vous encore à un processus de paix au Moyen-Orient ? Une solution à deux États ? 

Oui, évidemment. Si on n’y croit plus, on ne l’aura pas. Ce qui me frappe un peu, c’est que maintenant tout le monde parle d’une solution à deux États, positivement certes, mais pendant dix ans, on n’a rien fait. En Europe, après 2017, on n’a même plus posé sur le papier les paramètres déclinés déjà par Clinton. Si on est pour une solution à deux États, il faut que l’Europe revienne à une position commune, que nous n’avons plus. Le problème qui se pose aujourd’hui, c’est qu’en Israël, Netanyahu n’a jamais voulu une solution à deux États et il a négocié avec le Hamas pour faire libérer des prisonniers et non pas avec le Fatah, les modérés de Ramallah. Nous sommes dans une situation où, je pense, il y aura des nouvelles élections en Israël et nous devons avoir des élections en Palestine où il n’y en a pas eu depuis 2005.

Ce sont néanmoins des détails, le principal étant qu’il y ait une volonté des Américains et des Européens et du reste de la communauté internationale, comme le quartet à l’époque qui a essayé de trouver des solutions. Nous étions très près d’une issue avec le gouvernement d’Ehud Olmert et de Tzipi Livni, en 2007/2008, mais on a raté le coche. L’urgence aujourd’hui, c’est d’avoir une pause humanitaire. J’essaie d’être un homme de gauche, mais je ne peux pas dire que le Hamas soit une organisation de libération de la Palestine, après toute la cruauté dont il a fait preuve. Je ne veux pas faire un lien quelconque entre les évènements tragiques du 7 octobre et les développements négatifs concernant la solution à deux États, c’est indigne. Si on demande une pause humanitaire, c’est pour apporter de l’aide à ceux qui ne peuvent pas fuir Gaza, car ils y sont enfermés, et ensuite pour libérer les otages.

Quel a été votre meilleur souvenir, et inversement votre pire souvenir, en 20 ans de présence au gouvernement et au Conseil des ministres européens ?

Le meilleur souvenir, c’est quand j’ai accueilli à Luxembourg les douze enfants sortis du camp de Moria sur l’île de Lesbos, en avril 2020. Je les ai vus grandir ici et c’est une satisfaction énorme d’avoir pu donner une chance à ces jeunes de faire leur vie à Luxembourg. Mon pire souvenir, ce sont les 24 février 2022 et 7 octobre 2023, car tout ce qu’un ministre des Affaires étrangères veut éviter s’est produit, c’est-à-dire le non-respect du droit international, qui est actuellement dans le coma.

Le Conseil de sécurité ne fonctionne plus, il y a deux mondes qui se télescopent. Comment peut-on dire, en tant que membre des 193 pays, qu’un pays n’a pas le droit d’exister ? On vote des résolutions mais tout le monde s’en moque, que ce soit pour condamner la Russie ou pour exiger des pauses humanitaires. Israël a le droit de se défendre, mais la communauté internationale doit l’aider à trouver une solution qui ne soit pas militaire.

Avez-vous parfois eu l’impression d’être un ovni dans le monde de la diplomatie ?

Je n’ai pas appris la diplomatie, je n’ai fait que défendre les intérêts de mon pays dans l’idée de défendre les intérêts de l’Europe et ses valeurs.

Qu’allez-vous faire à présent ? Siéger à la Chambre des députés ou pas ?

Je ne sais pas. La seule chose qui est sûre, c’est que je continuerai à faire du vélo. Pour le reste, je ne sais pas. Qui vivra verra.



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