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La gestion mémorielle de Bordeaux, ancien port négrier, disputée


Ayant longtemps passé sous silence son passé de port négrier, Bordeaux cherche à rattraper son retard sur la question du devoir mémoriel, loin d’être évident entre la municipalité, les historiens et les associations de militants.

Plus de 30 ans après Nantes, qui s’est penchée dès 1992 sur sa responsabilité dans l’histoire de la traite négrière française et du commerce triangulaire, Bordeaux tente encore de se débarrasser des accusations de «mollesse» la concernant.

«Il y a du changement, notamment grâce à l’arrivée massive de néo-Bordelais ces dernières années, moins tributaires des tabous familiaux», estime Karfa Diallo, directeur et fondateur de l’association Mémoires et Partages. Pour ce militant franco-sénégalais qui s’est emparé de la question à la fin des années 1990, c’est la «société bordelaise» qui fait bouger les lignes face à l’«attentisme» et au «suivisme» des élus.

Quelque 500 expéditions négrières sont parties de la capitale girondine vers l’Afrique entre 1672 et 1837. «Bordeaux, mondialement connue grâce au vin, est une ville fière d’elle-même et n’aime pas qu’on traite de sujets qui peuvent la dévaloriser», estime Éric Saugéra, historien nantais qui, le premier, a «allumé la mèche» en publiant en 1995 le livre Bordeaux port négrier.

Il faut attendre 2009 pour que le Musée d’Aquitaine à Bordeaux consacre des salles au commerce atlantique au XVIIIe siècle et à la traite négrière, sur recommandations d’un comité de réflexion impulsé par la mairie.

Et 2019 pour l’inauguration sur les quais de la Garonne d’une statue de Modeste Testas, esclave africaine déportée à Saint-Domingue et achetée par des Bordelais, puis affranchie. Plusieurs rues portant le nom de négriers bordelais ont aussi été dotées de plaques explicatives après la mort de George Floyd aux États-Unis et le mouvement de déboulonnage de statues liées à l’esclavage.

Des initiatives, impulsées par l’ancienne municipalité de droite, appréciées mais «insuffisantes», selon Karfa Diallo, pour qui la mairie écologiste «n’a pas non plus renversé la table» sur ce sujet depuis son élection en 2020. Lui qui organise dans Bordeaux des visites guidées sur les traces de la traite milite pour la création d’une «Maison Esclavage et Résistances».

Son association a installé fin janvier un comité de pilotage pour la création de ce «lieu dynamique de brassage d’idées, un espace de débat, de conférences et de recueillement», mais sans la représentation des collectivités locales.

«On n’a aucun frein à aborder cette question. L’enjeu pour nous, c’est de réussir à trouver le point d’équilibre entre un récit qui s’appuie sur des faits historiques, sans pour autant tomber dans un récit militant», grince Baptiste Maurin, adjoint au maire chargé du «patrimoine et matrimoine, de la mémoire, de l’éducation artistique et culturelle».

La municipalité écologiste – qui avait notamment ajouté aux premières plaques une mention de la loi dite Taubira reconnaissant dans la traite un crime contre l’humanité – souhaite en installer cinq nouvelles. Cette histoire suscite aussi des crispations chez certains descendants d’armateurs négriers, «très inquiets sur la façon dont on pourrait percevoir leur famille aujourd’hui», pointe Baptiste Maurin.

«Les élites marchandes bordelaises ont pleinement profité du système esclavagiste et s’en sont enrichis», souligne le maire, Pierre Hurmic, tout en insistant sur sa volonté de «faire consensus, de rassembler» dans sa politique mémorielle, qui concerne aussi la Shoah. «On n’a pas à rougir de ce que l’on fait ici à Bordeaux, même si on a démarré plus tard que Nantes. On essaie de rattraper le retard», plaide-t-il.

Mais l’historienne bordelaise Caroline Le Mao note que le long silence de ce qui était jadis le deuxième port négrier de France, après Nantes, sur la question, est «imputable aussi bien à un sentiment de gêne qu’à une inertie sur le sujet». Elle prend pour exemple Jacques Chaban-Delmas, maire de Bordeaux de 1947 à 1995, qui «était plus tourné vers l’avenir que vers l’histoire».

Mais «travailler sur la mémoire sans travailler sur le contenu historique, ça devient vide de sens». Cette chercheuse, qui regrette que les historiens ne soient pas suffisamment associés aux initiatives de la ville ou de l’association Mémoires et Partages, soutient un travail de mémoire tourné en direction des «esclavisés». «Réparer, c’est aussi redonner une existence à ces gens» pour ne pas être «juste des chiffres», dit-elle.

Dans cette veine, la mairie souhaite créer dans les prochaines années un mémorial dédié aux victimes de la traite et de l’esclavage. À elles seules, les expéditions bordelaises ont entraîné la déportation d’entre 120 000 et 150 000 Noirs.



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