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Au Cameroun, Paul Biya doit-il craindre les enseignants en colère ? – Jeune Afrique


Les enseignants camerounais et leur collectif On a trop supporté ont décidé de poursuivre leur mouvement de grève entamé en février 2022. Au point de déstabiliser la République, comme l’affirme le gouvernement ?

L’image n’est pas passée inaperçue, tant le paradoxe peut être saisissant. Ces dernières semaines, la reproduction d’un document administratif a fait le tour de la toile camerounaise ; celui-ci indiquait que Pauline Egbe Nalova Lyonga, ministre en charge des Enseignements secondaires (Minesec), ambitionnait de s’acheter un véhicule de fonction coûtant la bagatelle de 125 millions de francs CFA, soit plus de 190 000 euros. Est-ce normal, se sont aussitôt insurgés les internautes, dans un pays où les enseignants, en grève depuis plus d’un an et demi, sont d’évidence plongés dans une dangereuse précarité ?

En effet, le Cameroun est secoué, une énième fois, par la colère des professeurs et de leurs syndicats, qui ont lancé un mouvement de protestation en février 2022. La grogne a ainsi atteint un nouveau pic depuis le mois de mars, après la mort d’Hamidou, 49 ans, enseignant de sport au lycée de Beka, dans le nord du pays. Celui-ci, intégré très tardivement à la fonction publique camerounaise, a été privé de salaire pendant plus d’une décennie, avant d’être finalement emporté par la maladie. Son ombre plane, depuis, sur un système éducatif en grande difficulté.

Quatorze ans sans salaire

Loin d’apaiser la colère des syndicats enseignants, les interventions du gouvernement – qui n’hésite pas à assimiler les grévistes à des opposants au président Paul Biya et à des complices de déstabilisateurs du régime tapis dans l’ombre – semblent plutôt jeter de l’huile sur le feu. Signe du dialogue rompu entre les enseignants et le pouvoir : le 25 septembre dernier, les syndicats du secteur de l’éducation ont une fois de plus boudé la réunion de travail convoquée par Grégoire Owona, ministre du Travail et de la Sécurité sociale. La confiance ne règne pas.

Si Hamidou est un des symboles de leur grogne, les enseignants ne manquent pas de rappels douloureux à leur condition précaire. Aya Bara Nadine, elle, est professeure au lycée bilingue de Meiganga et, depuis sa sortie de l’École normale de Maroua en 2014, elle affirme n’avoir jamais obtenu son décret d’intégration à la fonction publique. Si elle travaille dans une école de la République, elle n’est donc pas officiellement fonctionnaire. Pire, son dossier serait porté disparu dans les bureaux du ministère de la Fonction publique et de la Réforme administrative (Minfopra), sans aucune explication.

« Nana » – un nom d’emprunt –, enseignante au lycée de Koabang-III, est quant à elle bien intégrée à la fonction publique. Mais cette dernière dit cependant avoir passé quatorze ans sans salaire, ce qui n’est pas sans rappeler le destin, tragique, d’Hamidou. Comme elle, nombre d’enseignants assurent n’avoir pas perçu des années de rémunération (matricule « perdu » au ministère, défaut d’intégration à la fonction publique…) et s’en être accommodés tant bien que mal dans l’espoir d’être, un jour, régularisés. Ce malaise général est-il le signe d’une « profession abandonnée par les pouvoirs publics », selon les mots du collectif On a trop supporté (OTS). Ce dernier est en tout cas l’un des fers de lance de la grève et des protestations depuis le 21 février 2022, début officiel du mouvement.

Des solutions inefficaces

Depuis février 2022, de Djamboutou à Yaoundé, en passant par Douala, le mouvement a gagné le pays tout entier et les enseignants n’entendent pas lâcher du lest. Cette année encore, si les professeurs frondeurs sont retournés dans les salles de classe, ils ont en revanche décidé de ne pas dispenser les cours et ont lancé une opération « craies mortes ». Le ministre de la Communication, René Emmanuel Sadi, avait pourtant reconnu, dès le 10 mars 2022, que les revendications des enseignants étaient légitimes – tout en regrettant que le mouvement puisse « [engendrer] des perturbations significatives dans le déroulement de l’année scolaire ».

En mars 2022 encore, le chef de l’État, Paul Biya, avait également ordonné le déblocage de plus de deux milliards de F CFA (environ 3 millions d’euros), distribués sous forme de primes et suivi, le même mois, de la promesse du versement du complément de salaire pour les professeurs qui n’en avaient jusque-là perçu que les deux tiers. Trois mois plus tard, le gouvernement avait une nouvelle fois promis l’apurement de sa dette aux enseignants en août. Mais les grévistes ont malgré tout estimé que le compte n’y était pas.

« Malheureusement, aucun enseignant n’a rien reçu des rappels d’avancement, de reclassement ou d’allocations familiales », explique à Jeune Afrique, Aline Christelle Ngono, du Syndicat des enseignants du Cameroun pour l’Afrique (Seca) et du collectif OTS. La signature du « statut particulier de l’enseignant », une revendication de la profession reste également « un sujet tabou », affirme-t-elle, alors que ce dispositif pourrait permettre, selon ses soutiens, aux enseignants de mieux gérer l’évolution, souvent inexistante aujourd’hui, de leur carrière. Mais le tableau est-il complétement noir ?

« Plusieurs collègues ont vu leurs avancements s’ajouter à leurs salaires, sans avoir corrompu les fonctionnaires du ministère des Finances ou de l’Enseignement supérieur, comme cela se passait auparavant, reconnaît Nasser Tchana, membre d’OTS. Et certains collègues sous le régime des deux-tiers ont aussi vu leurs salaires complétés et payés entièrement. » Mais ces avancées restent, pour les grévistes, insuffisantes. Contacté, un responsable du collectif détaille les revendications, parmi lesquelles : « le paiement de la dette » (qui s’élèverait à 181 milliards de F CFA), la signature du statut des enseignants, ou encore la tenue d’un forum national de l’Éducation.

Climat de répression

Les enseignants peuvent-ils remporter ce bras de fer, qui dure depuis plus d’un an et demi ? Christelle Ngono regrette un défaut de mobilisation, qui empêche de mettre en place un réel rapport de force. « Dans un régime relativement tyrannique, les citoyens vivent constamment dans la peur. La revendication d’un droit légitime s’apparente donc à un défi contre l’autorité », explique-t-elle. « Aucun proviseur ne soutient la grève. Ce qui est compréhensible : un proviseur est avant tout un gestionnaire de fond. Nos problèmes financiers ne sont pas les siens », ajoute-t-elle.

Selon elle, l’unité n’est également pas forcément de mise dans les rangs professoraux. Et pour cause : « Les seuls syndicats généralement convoqués lors des concertations sont des syndicats fantoches qui n’ont ni base populaire ni légitimité. Ils sont parfois à la solde du régime », fustige l’enseignante. Pire, selon certains syndicalistes – qui ne sont donc pas « à la solde du régime » –, le gouvernement aurait même laissé courir le bruit selon lequel les grévistes prenaient le risque de perdre leur emploi s’ils poursuivaient le mouvement.

Nasser Tchana assure à Jeune Afrique que « certains partisans du régime en place racontent dans les médias que nous sommes manipulés par les opposants dans le but de déstabiliser les institutions de la République à travers la grève ». Dans une correspondance musclée envoyée aux gouverneurs des régions, le ministre de l’Administration territorial (Minat), Paul Atanga Nji, a ainsi reproché aux enseignants grévistes de s’associer à des ONG et des partis politiques pour, semble t-il, « déstabiliser » le pays à travers la tenue de réunions secrètes. Le Minat avait alors donné instruction aux gouverneurs de procéder aux interpellations des membres du collectif OTS.



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