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«Nous assistons tout doucement à une paupérisation du Luxembourg»


La Stëmm vun der Strooss et sa directrice, Alexandra Oxacelay, font face à une hausse toujours constante de demandes dans leurs structures. Avec des «working poor» issus de la classe moyenne comme nouveaux profils.

Alors que le nouveau gouvernement a placé la pauvreté comme l’une de ses priorités pour les cinq prochaines années, la directrice de la Stëmm vun der Strooss, Alexandra Oxacelay, espère obtenir davantage de moyens, financiers, mais aussi humains et politiques, pour enfin «agir» face à de «nouveaux pauvres» de plus en plus nombreux.

Les élections législatives ont eu lieu le 8 octobre dernier avec le CSV comme grand vainqueur aux côtés du DP. Qu’est-ce que ce nouveau gouvernement conservateur-libéral vous inspire ?

Alexandra Oxacelay : (Elle rit) Rien de mauvais, mais rien de bon non plus. J’espère qu’il continuera à nous soutenir comme il l’a fait par le passé. En nous donnant aussi davantage parce que les problèmes n’ont pas disparu, bien au contraire. Je place tout mon espoir dans ce nouveau gouvernement, mais aussi dans la société en général. Tout le monde a sa responsabilité à prendre et n’a pas le droit de fermer les yeux. La pauvreté, ce n’est pas seulement en hiver, à l’arrivée du froid, mais vraiment tout le temps.

Ce nouveau gouvernement a quand même placé la pauvreté comme l’une de ses priorités : une bonne nouvelle pour vous ?

Absolument ! J’espère surtout qu’ils vont agir, plutôt que parler. C’est vrai qu’il faut d’abord analyser la situation pour pouvoir ensuite réagir, mais je pense qu’il n’y a plus beaucoup de temps pour parler, analyser… Il faut agir ! Commençons par des petits pas au lieu de s’en prendre au problème en général, là, on arriverait peut-être à avancer. Je suis persuadée que ce sont les petits pas qui font la différence, et pas les grands projets.

Quelle est la situation actuellement à la Stëmm vun der Strooss ?

Elle est très tendue. Nous n’avons toujours pas atteint notre vitesse de croisière, mais je crois bien que nous ne l’atteindrons jamais, comme nous travaillons en première ligne. La situation est préoccupante. Nous sommes tout le temps en train de nous adapter, d’essayer de trouver de nouvelles solutions par rapport aux problèmes qui se posent.

Je vous donne un exemple : dans nos ateliers de réinsertion professionnelle, nous avons beaucoup de gens qui viennent d’autres pays, ont des statuts de réfugiés politiques, ne parlent pas notre langue, n’ont pas la même culture… Nous devons nous adapter à eux, les faire travailler ! Idem pour nos restaurants : les personnes viennent de partout, ont des demandes en tous genres, n’ont pas de travail ni de logement. Et nous, nous n’avons malheureusement pas les solutions, c’est ça le pire.

Nous, tout ce que l’on peut faire, c’est leur donner à manger pour 50 cents, des habits, la possibilité de se laver, d’aller voir un médecin gratuitement… Mais ces personnes ont besoin d’un travail et d’un logement, c’est ça nos principaux problèmes.

Les personnes en situation irrégulière sont de plus en plus nombreuses : Caritas lançait un appel il y a quelques jours, avant l’ouverture de la Wanteraktioun, s’inquiétant déjà d’un manque de lits. C’est quelque chose qui vous inquiète aussi ?

C’est déjà le cas, oui ! Nous le vivons déjà maintenant. Nous avons, tous les jours, de nouvelles personnes qui viennent dans nos lieux de rencontre. Nous ne savons pas d’où elles sortent, mais elles arrivent. La Wanteraktioun était déjà presque pleine l’année dernière… J’ai peur que cela ne suffise pas. J’espère aussi qu’elle va ouvrir plus tôt : il ne faut pas attendre le 1er décembre. Elle devrait exister toute l’année, je l’ai toujours dit. Il faut des lits d’urgence supplémentaires, c’est un impératif. S’il n’y en a pas, les gens seront dehors.

Il faut se décider : soit nous acceptons qu’ils soient dehors, mais dans ce cas, nous arrêtons de pleurnicher, de parler de sécurité ou de problème d’image. Soit nous nous en occupons, en les sortant de la rue et en leur donnant la possibilité de travailler.

Si nous les laissons entrer, il faut aussi faire quelque chose avec eux. Je sais que c’est un problème européen, national, mondial, mais nous avons quand même les moyens ! Il n’y a pas assez de volonté. Nous ne pouvons pas sauver toute la misère du monde, je le sais, mais nous pouvons faire davantage. Les gens ne naissent pas dans la rue. Ils deviennent sans abri, ils ne le sont pas de base.

Les différentes crises de ces derniers mois/années (inflation, guerres, crise énergétique) ont-elles eu un impact sur votre travail à la Stëmm ?

Oui, c’est toujours lié. Ce qui se passe chez nous, à la Stëmm, c’est le reflet de la société. Nous n’avons jamais eu de stabilisation en 25 ans. Sur les huit dernières années, nous sommes passés de 68 065 repas servis à l’année à 123 516, soit une augmentation de 81 %. Idem pour le nombre de personnes fréquentant nos structures : nous avons enregistré une hausse de 150 % depuis 2014. Ça dit tout.

Nous avons davantage de locaux, donc forcément, c’est normal qu’il y ait une augmentation. Mais si nous nous occupons des gens, c’est qu’ils sont là! Je suis sûre que si nous ouvrons encore de nouveaux lieux, ils seront remplis tout de suite et nos chiffres augmenteront encore.

Ce n’est pas normal que des gens dorment encore dehors

Selon la dernière étude du Statec, 108 000 résidents sont en risque de pauvreté : un constat qui vous choque ?

Non. Nous voyons de « nouveaux pauvres«  arriver tous les jours. Des « working poor«  qui ne venaient pas avant. Ce sont des gens qui ont un travail, mais qui viennent manger à la Stëmm parce qu’ils n’arrivent pas à boucler leurs fins de mois. Des personnes en CDD ou en intérim, d’autres qui travaillent dans le domaine de la construction. Ces profils-là sont nouveaux. Avant, c’étaient surtout des personnes marginalisées, des drogués, des repris de justice… ça a changé.

La classe moyenne commence à grincer des dents, ça, c’est nouveau pour le Luxembourg. Ça grince partout en fait. Ceux qui ont des biens n’arrivent pas à les vendre, les prix des logements ne cessent d’augmenter, les caddies sont vides… Les mesures prises par la tripartite ont un peu amélioré les choses, mais ça ne suffit pas. Nous assistons tout doucement à une paupérisation du Luxembourg.

Dans une précédente interview, vous disiez « alerter depuis des années, en vain » : expliquez-nous

Dans le domaine de la pauvreté, nous mettons toujours le doigt sur des choses au Luxembourg que d’autres essaient de cacher. Parce que cela nuit à la place financière ou à l’image du pays par exemple. Mais là, maintenant, tout le monde le voit, c’est tellement visible. Mais le social ne rapporte pas de voix, n’a pas de lobby. Je ne suis pas aigrie, mais il ne faut plus accepter ce qui se passe, ce n’est pas normal, surtout au Luxembourg. C’est un pays riche, les gens ne devraient pas dormir dehors. Ce n’est pas digne d’une société.

Cela fait des années que nous alertons : il n’y a pas assez de structures, de logements, de moyens, pour nous, mais aussi pour d’autres associations. Nous sommes tout le temps en train de courir, en sous-effectif. Aucun jour n’est comme un autre. Nous gérons les urgences, nous sommes tout le temps sur le fil du rasoir, avec le minimum.

Nous ne pouvons plus fermer les yeux sur ce qui se passe

Qu’est-ce qu’il faudrait pour que cela change, de quoi avez-vous besoin ?

De la volonté pour faire changer les choses ! Donner de l’argent pour coller des rustines par-ci, par-là, ce n’est pas la peine. Il faut vraiment une volonté de faire quelque chose. Sans ça, il n’y a pas de vrais moyens qui sont mis en place. Et je le redis, mais il faut arrêter de parler ! Il faut agir. Faisons les choses, tentons de trouver des solutions. Je ne dis pas qu’il faut tout changer : la pauvreté a toujours existé. Mais ce n’est pas une raison pour baisser les bras.

Nous manquons de bénévoles aussi. À Ettelbruck, nous sommes en train de mettre en place des consultations médicales gratuites, comme celles qui existent déjà à Hollerich. Nous les lançons au mois de novembre, grâce au bénévolat de deux médecins, les Dr Muller et Gruenig du Rotary Club. Mais il nous manque encore d’autres médecins bénévoles.

Même chose pour notre partenariat avec Auchan : un atelier d’emballages cadeaux sera mis en place du 27 novembre au 24 décembre prochains. Nous emballerons les cadeaux gratuitement et les personnes pourront donner de l’argent si elles le souhaitent. Chaque année, cette action nous permet de toucher entre 5 000 et 10 000 euros, ce qui n’est pas rien. Cet argent-là nous sert à payer 12 salaires au sein de l’ASBL. Mais là aussi, nous avons besoin de bénévoles pour emballer les cadeaux.

Vous êtes à la tête de la Stëmm depuis 25 ans : quelle analyse faites-vous après tant d’années ?

La pauvreté est devenue beaucoup plus visible, plus agressive aussi. La société est en train de changer, heureusement, dans le bon sens. Nous ne pouvons plus fermer les yeux sur ce qui se passe. C’est vraiment différent par rapport à il y a quelques années. Quand j’entends, dans mon entourage, des gens que je connaissais autrefois se retrouver dans la situation de nos clients, ça ne fait pas du bien. Quelque chose a changé. Ces personnes-là ne sont plus tellement éloignées de nous.

Repères

État civil. Alexandra Oxacelay est née le 22 janvier 1972 à Luxembourg. Elle est divorcée et mère d’un garçon.

Formation. Elle a réalisé des études de journalisme et communication à l’université libre de Bruxelles (ULB).

Profession. Elle est directrice de la Stëmm vun der Strooss : «Je gère le chaos».

Stëmm vun der Strooss. Elle travaille au sein de l’ASBL depuis 25 ans. Elle a commencé en 1992 pour réaliser le journal Stëmm vun der Strooss qui n’existait pas alors au Luxembourg.

Passion. La musique est l’un de ses passe-temps favoris. «J’adore danser, faire la fête, être avec les gens.»



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