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habitants, travailleurs et commerçants témoignent sans filtre


Avant la manifestation prévue ce samedi, nous donnons la parole à cinq personnes qui vivent et travaillent dans le quartier Gare à Luxembourg. Elles racontent leur réalité dans cette zone plombée par la drogue.

«Je me suis demandé où j’étais tombé»

Un restaurateur – J’ai ouvert un petit restaurant rue Glesener en 2020. Je n’habite pas Luxembourg mais Thionville, avec ma femme et mes enfants. Je travaille tous les jours dans mon établissement et le trafic de drogue a un impact très lourd sur notre activité. D’abord, c’est chaque matin 30 minutes de nettoyage de la devanture et de l’entrée, où on retrouve seringues, déchets et parfois excréments. Et puis, ça fait fuir la clientèle.

On s’en sort financièrement grâce aux livraisons à domicile. D’ailleurs, on a beaucoup de commandes de riverains qui préfèrent ne plus mettre le nez dehors à certaines heures. C’est aussi pour cette raison qu’on ferme maintenant une heure plus tôt en semaine.

J’ai racheté ce fond de commerce en plein covid, une période calme. Quand j’ai découvert ce qui se passait vraiment ici, je me suis demandé où j’étais tombé. Et en trois ans à peine, ça a empiré.

Les toxicomanes ne veulent plus aller à l’Abrigado. Ils errent dans les rues, et s’installent des fois devant le restaurant. Si on appelle la police, elle ne vient pas. Seuls les éducateurs d’Inter-Actions arrivent encore à engager un dialogue avec eux et à les convaincre de partir.

Aujourd’hui, j’ai envie de fermer… Mon projet de départ, c’était pas ça. Mais je vais y laisser des plumes, car vendre dans ce contexte, c’est un désastre. J’aime ce quartier, la cohésion, mais je flippe dès que je suis fermé : dans quel état je vais retrouver mon local? Ce matin, il y a eu un départ de feu. Ce sont les voisins qui m’ont prévenu.

Comment un pays tel que le Luxembourg peut-il laisser cette situation se détériorer ? C’est incompréhensible.

(Photo : Julien Garroy)

«Ça va s’étendre, c’est une question de temps»

Une habitante – Je suis Graziela Bordin, j’habite le quartier et je fais partie des quelques personnes qui ont ouvert cet été le groupe WhatsApp à l’origine de la manifestation de demain. Ce qu’on veut, c’est montrer notre mécontentement, avoir une voix alors que peu de gens votent ici, il y a beaucoup d’étrangers.

Or, sans ce poids politique, nos problèmes sont relégués au second plan. Les pouvoirs publics n’en font pas une priorité. Ça se passerait à Belair, ce serait autrement! Pourtant, on paye des impôts comme tout le monde, on a aussi le droit de bien vivre.

Certains habitants sont sceptiques face à cette manifestation. Ils se disent «on va essayer une énième fois, mais ça ne va rien changer». D’autres pensent plutôt que maintenant, on est forts, et que le mouvement n’est pas près de s’essouffler. On a besoin d’un changement immédiat car la situation est limite hors de contrôle. La police doit être mobilisée!

Les gens ne comprennent pas pourquoi les dealers ne sont pas inquiétés. En fait, ils n’ont que de petites quantités de stupéfiants sur eux, pas de quoi justifier une arrestation. Ils placent la drogue dans des poubelles, des bacs à fleurs, des boîtes aux lettres… Ça, ils sont créatifs !

Et les toxicomanes vont ensuite chercher leur dose dans ces cachettes. La police doit être présente tout le temps pour dissuader les trafiquants de s’implanter.

Certains politiques n’ont absolument aucune idée de ce qu’on vit dans le quartier. La prise de conscience, c’est aussi ce qu’on cherche à provoquer en publiant les photos de notre quotidien sur les réseaux. On aimerait entamer un dialogue avec les autorités, créer un comité pour aborder tous les aspects du problème : insécurité, détresse sociale, fléau sanitaire, mais aussi commerce et urbanisme.

Il faut prévoir une action sur le long terme et sortir l’argent nécessaire. Si rien n’est fait, ça va s’étendre à d’autres quartiers. Hamilius, Kirchberg… C’est une question de temps.

➡ Ras-le-bol dans le quartier Gare : «Comment cohabiter avec des drogués ?»

(Photo : Julien Garroy)

«La population a explosé, pas les mesures sociales»

Une habitante – Je préfère ne pas dire mon nom. J’ai 39 ans et je vis seule, rue de Strasbourg, depuis une quinzaine d’années. Au fil du temps, j’ai vu pas mal de mesures mises en place par les pouvoirs publics.

La situation s’est parfois améliorée, d’autres fois, trafic de drogue et prostitution se sont juste déplacés plus loin. Jusqu’en 2018, l’évolution était plutôt positive. Mais le vrai basculement, ça a été la pandémie. J’ai travaillé auprès de sans-abri, la rue est un milieu que je connais.

Le confinement a été extrêmement violent pour les personnes marginalisées : les structures d’aide sont restées fermées des semaines. Je me souviens avoir été agressée par un homme juste parce qu’il avait faim. Ceux qui avaient des pathologies psychiatriques sont tombés dans la toxicomanie, et la drogue elle-même a beaucoup changé.

Les toxicomanes ne consomment plus la même chose qu’il y a dix ans. Les substances sont plus addictives et leurs effets plus courts, ce qui entraîne des «descentes» brutales et des états de manque plus fréquents. La prise en charge de ces personnes est très compliquée. On n’en sort pas comme ça.

Alors que la population de la capitale a explosé, les mesures sociales n’ont pas suivi, il y a un énorme décalage. Où est le tissu social comme on le voit à l’étranger? Où sont les maraudes, les restos du cœur, le Samu social? Une fois que les structures ont fermé leurs portes, il n’y a plus rien.

Tous les professionnels du secteur social – Stëmm vun der Strooss, Abrigado, et d’autres associations– appellent à l’aide depuis des années, en disant qu’ils n’arrivent plus à s’en sortir, mais rien ne se passe. Il n’y a plus aucune présence policière, alors qu’avant, on les voyait à pied en patrouille. Pour autant, l’idée d’une police municipale me semble absurde.

Jamais je ne partirai, j’aime trop ce quartier. Je ne suis pas forcément d’accord avec la publication de photos de dealers et toxicomanes sur les réseaux sociaux, et je n’irai sans doute pas à la manifestation. Mais je comprends la colère des gens.

(Photo : Fabrizio Pizzolante)

«Du passage, il n’y en a plus. C’est compliqué»

Une commerçante – Je m’appelle Angélique Bartolini, j’ai 44 ans, et je suis à la tête du concept store Bagatelle, rue Dicks, depuis cinq ans. J’habite à Bonnevoie avec mes enfants. J’ai ouvert ma boutique alors que le tram ne passait pas encore avenue de la Liberté. Les travaux commençaient tout juste.

Le parking des Martyrs était ouvert et permettait à la clientèle plutôt aisée que je cible de stationner facilement et d’éviter les rues malfamées à pied. La clinique Zitha drainait aussi pas mal de monde, on se promenait à pied. Mais c’est fini. Du passage, il n’y en a plus. Le tram est blindé mais les gens ne s’arrêtent pas. C’est compliqué.

Pourtant, le potentiel est là! La place de Paris, à trois minutes de mon magasin, est magnifique. Malheureusement, avec le problème de l’insécurité, les commerçants ont peur de venir ici, la moitié des cellules restent désespérément vides.

À pied, de chez moi jusqu’au travail, je vois la misère, les toxicomanes, le crack en pleine rue, les trafiquants. Je dépose ma fille de 14 ans à la gare en voiture parce que je ne suis pas tranquille de la laisser y aller à pied.

Je lutte, je m’engage politiquement – j’ai rejoint le CSV – et je n’ai pas peur de parler. Je lance un SOS! C’est pas normal qu’on soit laissés pour compte. Le gouvernement doit réagir, et la loi doit être appliquée : se droguer comme ça, dans la rue, c’est interdit. Les toxicomanes doivent pouvoir le faire dans des endroits prévus pour ça. Et ceux qui veulent se faire aider doivent pouvoir l’être.

(Photo : Julien Garroy)

«Je me sens comme un citoyen de seconde zone»

Un habitant – J’aimerais rester anonyme. Je suis français et ça fait dix ans que je suis installé au Luxembourg. Avec ma compagne, on a acheté un appartement rue de Strasbourg il y a quatre ans. 10 000 euros du mètre carré, ça restait moins cher que d’autres quartiers de la ville. On connaissait la problématique du trafic de drogue, mais l’atmosphère était très différente.

Il n’y avait pas d’agressivité comme maintenant. Ça, c’est depuis le covid que ça a changé. Des gens hurlent, se bagarrent. Ma femme a peur. Moi, j’ai été menacé alors que je demandais à un dealer de partir. La police a été alertée ce jour-là, mais personne n’est venu. On essaye d’avoir un enfant et il nous est impensable de l’élever dans ce cadre : on veut vendre et quitter la ville.

J’ai demandé la double nationalité. Je voulais pouvoir voter. Au plan électoral, le quartier ne pèse pas lourd : 85 % des habitants n’ont pas le droit de vote. Moi qui suis plutôt bien intégré, notamment par mon travail, je vois bien qu’il y a deux mondes séparés : les Luxembourgeois d’un côté et les étrangers de l’autre. Et en tant qu’habitant de la Gare, je me sens comme un citoyen de seconde zone.

Le gouvernement ne prend pas la mesure de ce qui se joue ici. On assiste à une bataille politique entre la bourgmestre DP et les ministres verts et socialistes. À la Justice, la Police ou l’Intérieur, ils n’ont pas conscience du problème et n’apportent aucune réponse! Les policiers sont démunis, ils n’ont pas les moyens d’agir, sans parler des effectifs insuffisants.

Sur le plan social, les horaires d’ouverture de l’Abrigado ne sont pas assez étendus, alors que les toxicomanes dorment le jour et vivent la nuit. Du coup, ils se droguent dans la rue. Quant aux dealers, ils voient qu’ils peuvent agir ici en toute impunité.

La cocaïne passe de main en main au grand jour, les points de deal sont connus, mais personne ne les dérange. C’est le pays rêvé pour le trafic! Je ne comprends pas que le Luxembourg, pourtant si riche, ne parvienne pas à mettre les moyens qu’il faut pour résoudre le problème.

➡ Luxembourg-Gare : le casse-tête de la sécurité divise


Manifestation «Sauvons la Gare» samedi à 11 heures

C’est une première pour le quartier. Ce 23 septembre, des centaines de personnes se rassembleront dès 11 heures, place de Strasbourg, pour une marche  vers la Chambre des députés. Les riverains veulent afficher leur ras-le-bol à deux semaines des élections.



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