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«Il existe un important potentiel de conflits avec une coalition CSV-DP»


Aujourd’hui, les délégations de négociation du CSV et du DP vont rencontrer à tour de rôle, au château de Senningen, des représentants des camps patronal et syndical. L’OGBL se montre soucieux.

Après les législatives du 8 octobre, le pays se dirige tout droit vers un gouvernement conservateur-libéral. Que vous inspire cette constellation, qui viendra succéder à la majorité tricolore, qualifiée de plus progressiste ?

Nora Back : Des temps difficiles s’annoncent pour les salariés. Le contenu politique qui sera propagé par le nouveau gouvernement sera très éloigné de la programmatique de l’OGBL et des intérêts de la population active. C’est pourquoi nous nous préparons à devoir faire face à de nombreux défis.

Redoutez-vous d’avoir affaire à une majorité pro-patronat ?

On sait que les libéraux du DP défendent depuis toujours des idéologies qui sont proches du patronat. Or dans une coalition avec le LSAP et déi gréng, le parti était forcé de s’engager davantage pour la cause sociale. Dans une alliance CSV-DP, on aura droit à un programme très libéral. Les points de convergence dans les deux programmes électoraux sont nombreux, sans oublier que la personnalité politique du futur Premier ministre, Luc Frieden, est également très libérale. Partant de là, il est de notre bon droit de nous montrer sceptiques en tant que premier syndicat du pays quand le président sortant d’une chambre patronale devient Premier ministre. Il me semble tout à fait normal qu’une telle constellation soit susceptible de générer des conflits. Imaginez que moi, en tant que présidente de la Chambre des salariés, je devienne tout d’un coup Première ministre. Est-ce que Michel Reckinger, l’actuel président de l’association patronale UEL, pourrait croire aveuglément que la « nouvelle«  Nora se montrerait tout à coup pro-patronat? Il serait tout aussi sceptique que nous le sommes maintenant envers Luc Frieden.

Vous avez donc aussi du mal à croire à l’image du « nouveau » Luc, propagée par les stratèges du CSV, sachant que les conflits entre l’OGBL et l’ancien ministre des Finances furent nombreux par le passé ?

Si le CSV s’était présenté avec un tout autre programme aux législatives, on aurait moins de mal à offrir une chance au « nouveau«  Luc. Nous allons bien entendu lui laisser cette chance, on n’a pas d’ailleurs d’autre choix que de respecter le résultat démocratique du scrutin. Mais nous voyons dans les programmes et dans les prises de position avant les élections que ce que propage le « nouveau«  Luc n’est pas si loin éloigné de ce qu’a fait l’ancien Luc. Cela nous inquiète, car l’OGBL a connu Luc Frieden comme ministre de l’austérité. En tant que syndicat, nous avons mené de rudes luttes contre sa politique. C’est aussi lui qui s’est attaqué à l’index et qui a aboli l’adaptation automatique du barème d’imposition à l’inflation. Et on n’a pas oublié son passé récent comme haut représentant du patronat. Tout cela n’augure rien de bon.

Quels sont les principaux éléments du programme du CSV que vous redoutez le plus ?

Il est effrayant de constater les énormes divergences de vues qui existent entre le CSV et l’OGBL. Notre fer de lance est le monde du travail. Je parle du droit du travail et des conventions collectives. Nous revendiquons depuis des années des réformes et un nombre plus élevé de conventions. Le gouvernement sortant avait inscrit cette réforme dans son programme, sans avoir pu avancer dessus. Le CSV et le DP ne se prononcent plus du tout sur le cadre légal des conventions collectives. Une directive européenne impose que chaque État membre doit se doter d’ici novembre 2024 d’un plan d’action pour assurer que 80 % des salariés soient couverts par une convention collective. Au Luxembourg, on est à moins de 50 %. Or aucun des deux futurs partenaires de coalition ne se prononce sur ce sujet. Pire, le DP veut pousser plus loin une horrible flexibilisation du temps de travail, qui ne serait non pas à négocier par le biais de conventions collectives, mais chaque salarié devrait s’accorder individuellement avec son patron. Le CSV parle davantage de dialogue social, mais les rêves les plus fous de néolibéralisme ne sont pas très loin…

«Nous nous préparons à devoir faire face à de nombreux défis», met en avant Nora Back.

La lutte contre la pauvreté a été placée en haut de la liste des groupes de travail mis en place pour négocier un accord de coalition. Comment interprétez-vous ce choix ?

Je ne vois pas vraiment où des accents pourraient être posés. Mais on touche notamment à la politique salariale. Les deux partis sont opposés à une hausse du salaire social minimum, une des priorités majeures de l’OGBL en vue de la lutte contre les inégalités sociales. N’oublions pas que le Luxembourg arrive en tête des pays comptant le plus de travailleurs pauvres. Il faut agir à ce niveau, mais CSV et DP refusent toute revalorisation du salaire minimum. Au moins, les deux partis se sont engagés à ne pas s’attaquer à l’index. Il s’agit d’une grande avancée de tous les partis par rapport à un passé plus récent. Or on entend déjà Luc Frieden clamer que pas plus d’une tranche sera versée dans un délai d’un an. Il ne va pas convoquer de tripartite pour décider d’une avancée d’index… On sait ce qui nous attendra, le cas échéant.

Le CSV promet toutefois plus de pouvoir d’achat pour tous. Vous en doutez ?

D’un point de vue mathématique, il n’est pas possible de baisser la charge fiscale pour tous, comme le propage Luc Frieden. Nous avons besoin de recettes pour maintenir un État fort. Or le CSV n’est pas prêt à taxer plus fortement les plus gros salaires. Avec un gouvernement CSV-DP, on peut envoyer aux oubliettes la question d’une répartition plus équitable de la richesse ou d’une imposition plus équitable entre travail et capital. Les deux partis mettent, au contraire, en perspective de nouveaux cadeaux fiscaux pour les mieux lotis. Il est catastrophique de s’éloigner encore une fois d’une imposition plus juste, alors que la source des inégalités grandissantes est bien ce système fiscal inéquitable.  

CSV et DP envisagent toutefois d’adapter le barème à l’inflation. Il s’agit d’une revendication de longue date de l’OGBL.

Après un long bras de fer, nous avons arraché une adaptation partielle du barème lors de la tripartite de ce printemps. Désormais, tout le monde s’accorde à dire qu’il faut enchaîner, or CSV et DP se contredisent sur ce point. Ils sont d’accord sur le besoin de rester vagues à ce sujet. Mais il existe de l’espoir. Il semble que les deux partis aient au moins compris qu’une telle adaptation du barème est nécessaire pour offrir plus de pouvoir d’achat aux petits et moyens salaires.

Est-ce que l’UEL pourrait croire aveuglément que la « nouvelle«  Nora se montrerait tout à coup pro-patronat?

Qu’attendez-vous de l’échange qui aura lieu aujourd’hui entre le camp syndical (OGBL, LCGB, CGFP) et les délégations du CSV et du DP, sous la présidence du formateur Luc Frieden ?

Notre souhait a été dès le départ de pouvoir soumettre nos revendications aux futurs partenaires de coalition, comme cela s’est fait en 2013 et 2018. Il s’agit d’un dialogue social qui reste primordial aux yeux de l’OGBL. C’est dans ce cadre qu’il nous faut dégager ensemble des solutions aux problèmes qui se posent. Il existe un important potentiel de conflits avec un gouvernement CSV-DP, mais nous espérons toujours que les choses vont évoluer dans le bon sens. Le dialogue social doit prévenir ce genre de conflits. Et je dois dire que les deux partis tiennent hautement en estime le dialogue social dans leurs programmes électoraux. J’espère dès lors que des tripartites seront organisées si le besoin existe. En même temps, il ne faut pas trop user de l’instrument de la tripartite, qui demeure surtout un outil de crise.

Le futur gouvernement s’engage à agir en priorité sur la crise du logement. Quelles sont vos attentes ?

Les problèmes dans le secteur de la construction sont en partie liés aux problèmes dans le domaine du logement. Il faut savoir que CSV et DP ont fait partie de gouvernements où rien n’a été entrepris contre cette crise du logement. Il s’agit bien entendu d’une urgence, et il faut que des solutions soient trouvées. On a hâte de voir quelles seront ces solutions émanant de deux partis qui ont échoué sur toute la ligne. Encore une fois, les programmes sont très opposés. Le CSV mise sur la libéralisation du marché, tandis que le DP effectue un véritable changement de paradigme en misant sur la création d’un parc public de logements locatifs, avec un État qui doit réguler davantage le marché privé et lutter contre la spéculation. Pour ce qui est de la situation tendue dans la construction, nous demandons une aide ciblée aux entreprises, salariés et habitants en difficulté, et non pas de continuer à offrir des cadeaux à des magnats de l’immobilier.

Une fois la nouvelle coalition scellée, on retrouvera dans les rangs de l’opposition à la Chambre des députés des partis progressistes que sont le LSAP, déi gréng ou déi Lénk. Ce bloc pourra-t-il former un contrepoids qui pourra aussi servir la cause de l’OGBL, très sceptique sur l’action du prochain gouvernement ?

C’est un fait que le Luxembourg a voté plus à droite lors de ce scrutin. Mais en même temps, les trois grands partis sont quasiment restés au statu quo. On ne peut donc pas parler de percée de la droite. En fin de compte, ce seront pourtant bien les partis progressistes de gauche qui vont se retrouver dans l’opposition. Nous espérons bien sûr pouvoir compter sur un contrepoids politique fort émanant des bancs de l’opposition. Néanmoins, je me dois de rappeler que l’OGBL est bien indépendant. Les querelles avec le LSAP ont aussi été nombreuses ces dernières années. On peut toutefois espérer que les forces de gauche s’unissent et s’engagent pour les causes sociale et climatique.

Quel rôle va jouer l’OGBL, notamment à l’approche des élections sociales fixées au mois de mars 2024 ?

S’il se trouve en face d’un gouvernement qui est engagé sur la mauvaise voie, l’OGBL, en tant que premier syndicat du pays, est la plus grande force d’opposition. C’est de cette façon que je conçois notre rôle et notre devoir.



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