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Puissant reportage de Foreign Policy sur la guerre dans le NOSO

Dans le NOSO, la crise anglophone ne laisse indifférent aucun Camerounais. Les populations payent le lourd tribut dans cette dangereuse guerre civile qu’on ne peut réduire à un simple conflit religieux, analyse “Foreign Policy”. Nos confrères de Courrier International reviennent sur les dessous des affrontements dans le NOSO

Début avril, dans un village de la région du nord-ouest du Cameroun, des combattants séparatistes anglophones ont attaqué des maisons appartenant à des Wodaabe, un groupe d’éleveurs peuls semi-nomades. Lors de cette attaque, une dizaine d’habitations ont été incendiées et au moins autant de personnes tuées. Une milice du mouvement séparatiste anglophone, profondément divisé, en a revendiqué la responsabilité et affirmé qu’elle visait la résidence d’un Wodaabe qui coopérait avec l’armée camerounaise.

L’attaque est survenue un mois seulement après l’assassinat d’un chef traditionnel de la localité d’Esu, également dans le nord-ouest du pays, par de jeunes Wodaabe. En représailles, des jeunes d’Esu ont alors mis le feu à des habitations, des entreprises et des fermes wodaabe. Ce sur quoi l’armée camerounaise a déployé un nombre inconnu de soldats pour mettre fin aux troubles dans cette région déjà très militarisée.

Une véritable guerre civile

Ces récentes violences ne sont que la dernière manifestation en date de tensions qui opposent depuis plus d’un siècle les communautés locales et les Wodaabe dans la région du Nord-Ouest. Les villageois, qui sont dans leur majorité des fermiers sédentaires chrétiens, considèrent les Wodaabe, des éleveurs semi-nomades musulmans, comme des étrangers qui n’ont pas leur place dans la région.

Depuis quelque temps, ces tensions s’enflamment, et le nombre de victimes va croissant. Cette flambée de violence tient à la crise anglophone, véritable guerre civile : depuis fin 2016, des guerriers séparatistes veulent créer un État indépendant, l’Ambazonie, regroupant les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Dans ce contexte, beaucoup ont l’impression que les Wodaabe sont alignés avec le gouvernement camerounais, qui s’est engagé dans un violent conflit dans ces deux régions.

De vieilles tensions intercommunautaires

Au début de la crise, des Camerounais anglophones ont mené des protestations pacifiques pour obtenir une plus grande autonomie linguistique, mais ces dissensions n’ont pas tardé à donner lieu à des affrontements armés, des affrontements qui plus est violemment réprimés par le gouvernement. La crise anglophone attise par ailleurs les vieilles tensions intercommunautaires, qui marquent une escalade inouïe. Certains des heurts les plus sanglants de la crise anglophone opposent d’ailleurs éleveurs wodaabe et populations agraires.

La crise anglophone et les vieilles tensions intercommunautaires se superposent : les guerriers séparatistes sont issus en majorité des communautés rurales de ces deux régions, alors que les bergers wodaabe ont noué des relations solides avec le gouvernement camerounais au fil des décennies.

Par exemple, lors du massacre de Ngarbuh, en 2020, quand des éléments de l’armée camerounaise ont tué 21 civils, dont 13 enfants et une femme enceinte, des groupes wodaabe les ont secondés. À l’inverse, des séparatistes ont attaqué des Wodaabe et leur ont volé du bétail au point de contraindre des milliers d’entre eux à fuir et à déplacer leurs troupeaux hors des régions anglophones ; de nombreuses mosquées et propriétés wodaabe ont été incendiées.

Une question de foi ?

Aussi d’aucuns estiment-ils que ce conflit intercommunautaire a désormais une dimension religieuse : musulmans wodaabe et séparatistes chrétiens se battraient pour des questions de foi.

Les organisations qui observent les persécutions des chrétiens dans le monde alertent sur le risque croissant de violences antichrétiennes dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest ; elles dénoncent les attaques wodaabe d’églises et estiment que les tensions intercommunautaires ont un fond religieux. Quant au département d’État américain, s’il ne va pas jusqu’à dire que ces affrontements sont motivés par des questions religieuses, il écrit, dans son rapport 2020 sur la liberté de religion dans le monde, qu’ils constituent un sujet préoccupant.

Du côté des réseaux sociaux, les deux camps multiplient les rumeurs d’attaques ciblées religieuses. Les histoires qui circulent ne sont pas sans rappeler celles que l’on entend dans le Nigeria voisin, où des heurts similaires entre les communautés sédentaires et pastorales sont présentés comme des conflits religieux – ce qui est fort discutable.

L’héritage d’un statut légal fragile

Les tensions actuelles entre communautés sédentaires et communautés wodaabe dans le Nord-Ouest remontent au début du XXe siècle, lorsque les premiers colons wodaabe arrivèrent de l’actuel Nigeria, en quête de pâturages fertiles. Les autorités coloniales britanniques soutinrent cette migration vers le Nord-Ouest, avides de diversifier l’économie de la région et de prélever des taxes sur le bétail.

Si ces éleveurs ont été initialement bien accueillis par les populations locales, les chemins de pâture de leurs troupeaux ont commencé à perturber les systèmes de rotation des cultures, déclenchant des violences sporadiques.

Après l’arrivée des premiers Wodaabe, vers 1910, leurs rangs continuèrent de grossir au fil des décennies suivantes. Vers le milieu des années 1940, beaucoup résidaient de manière permanente dans des camps établis dans la région du Nord-Ouest ; rares étaient ceux qui se déplaçaient encore avec le bétail. Cependant, même si de nombreux Wodaabe étaient largement sédentarisés, les autorités coloniales britanniques refusèrent de leur accorder le statut d’“indigènes” ; ainsi sont-ils restés des “colons”.

Plus tard, la couronne britannique mit en place un système de permis limitant les lieux et les périodes de pâturage. En d’autres termes, la fragilité de leur statut légal a imposé à ces bergers d’entretenir de bonnes relations avec les autorités coloniales.

Le tournant de l’indépendance

Ce passé a aujourd’hui encore des conséquences sur leurs relations avec l’État et les communautés locales : les Wodaabe ont tendance à se sentir dépendants des autorités et cherchent à rester en bons termes avec elles, même dans le Cameroun postcolonial.

Au demeurant, depuis l’indépendance du Cameroun, en 1961, le statut des Wodaabe a foncièrement changé. D’une part, les règles encadrant la pâture ont été supprimées, et leurs droits de pâturage sont devenus presque illimités. D’autre part, ils ont obtenu la pleine citoyenneté camerounaise en 1972.

De plus, ils ont bénéficié des ordonnances de 1974, qui ont nationalisé les terres communautaires. Ces nouvelles règles ont permis à certains groupes Wodaabe aisés d’acquérir de vastes pâturages auparavant considérés comme des terres communautaires et consacrées à l’agriculture de subsistance.

Même si une large majorité des Wodaabe est restée pauvre, les tensions avec les communautés locales anglophones sont allées croissant, avec des épisodes de violences de plus en plus prolongés. Il est du reste arrivé que les Wodaabe cherchent la protection du gouvernement et de l’armée, renforçant ainsi l’idée qu’ils coopéraient avec les autorités contre les communautés locales.

Une situation aggravée par la crise anglophone

Depuis le milieu du XXe siècle, ces tensions refont surface dans les régions anglophones du Cameroun à l’occasion de presque tous les grands moments politiques. Par exemple, lors des premières élections présidentielles multipartites, en 1992, le parti d’opposition du Front social démocrate, qui jouissait d’un soutien massif des régions anglophones, a promis de mener une réforme agraire s’il était élu.

Les Wodaabe, qui y ont vu une menace pour leurs pâturages, ont massivement voté pour le Rassemblement démocratique du peuple camerounais, au pouvoir. Lors des troubles qui ont suivi le scrutin, de nombreuses attaques ont visé des Wodaabe et leurs biens, en grande partie parce qu’ils étaient considérés comme proches du gouvernement.

Comme ces tensions divisent toute la société du Nord-Ouest, il n’est pas surprenant qu’elles s’aggravent avec la crise anglophone. Par exemple, les Amba Boys, ces groupes armés ambazoniens, se sont multipliés après que l’armée camerounaise a réduit en cendres des villages de zones rurales du Nord-Ouest et du Sud-Ouest entre fin 2017 et début 2018.

Avec l’État ou contre l’État

Le département du Menchum, dans le Nord-Ouest, compte parmi les zones où les tensions entre guerriers anglophones et Wodaabe sont particulièrement vives. Certains des premiers combattants sécessionnistes sont issus de groupes chrétiens locaux qui ont depuis plusieurs générations des différends avec les Wodaabe. Tout ce contexte conduit les séparatistes à considérer les Wodaabe comme les alliés de l’État, dont ils veulent faire sécession ; et cet État se montre extrêmement violent contre eux.

La crise anglophone s’aggravant, les sécessionnistes ont commencé à tuer et à enlever, parfois pour obtenir une rançon, les individus qu’ils considèrent comme opposés à leur cause ou favorables au gouvernement. Et ces victimes sont notamment des Wodaabe du Nord-Ouest. En réaction, les Wodaabe se rapprochent du gouvernement, concluant avec lui des accords formels et informels. Ils ont même formé leurs propres groupes paramilitaires.

Il serait simpliste de dire que le conflit qui oppose éleveurs et fermiers est religieux. Ce serait ignorer les facteurs complexes, locaux, à l’origine de cette spirale de violence.

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